Autour de la nuit de Noël gravitait généralement tout un rituel qui se matérialisait par des réflexions et de nombreux préparatifs. Cette date du 24 décembre cristallisait l’attente d’une nuit purificatrice et annonciatrice de lendemains qui chantent. La plus active de la famille était ma mère qui se devait, pour ce grand rendez-vous annuel, d’accomplir elle aussi des miracles que les puristes pourraient qualifier aujourd’hui de bassement matériels, mais qui représentaient à nos yeux non seulement des exploits culinaires mais surtout une atmosphère de grande communion. Une phase des préparatifs était la réalisation de la traditionnelle bûche de Noël. Ma sœur et moi étions attentifs à ce moment qui nous confortait dans nos espoirs heureux. L’effort de remémoration que je dois déployer n’est pas énorme pour arriver à matérialiser deux mains agitant une spatule d’aluminium dans un grand saladier de verre contenant sucre, fécule, farine et œufs. L’énergie déployée faisait en un rien de temps tripler le volume du mélange. La farine rendait le son des chocs du métal et du verre, feutrés et me faisaient penser à ceux que laissent échapper les cloches et qui roulent dans la campagne après les fortes précipitations de neige. Ces lourds sons courts qui tombent et s’enfouissent rapidement dans un environnement ouaté après avoir perdu toute clarté et musicalité. L’acharnement des mains de ma mère allait aussi dompter les blancs d’œufs qui devaient être montés en neige rendant ainsi l’ensemble léger et aéré. Lorsque les chocs recouvraient une sonorité normale je savais qu’une partie de la besogne de ma mère allait bientôt se terminer. Je ne quittais pas des yeux cette scène où s’agitaient deux mains fines dont les articulations trahissaient déjà de futures douleurs arthritiques. Ma sœur et moi savions que la vivacité et la détermination de notre mère allait tôt ou tard aboutir à un mélange homogène qui deviendrait la structure qui supporterait la crème mokka confectionnée plus tard. Le transvasement de la pâte du saladier dans le moule à gâteaux était réservé à ma sœur et moi et déjà le four de la cuisinière, qui à l’époque fonctionnait toute l’année, n’attendait plus que l’arrivée de la pâte à biscuit. Mais l’enfournement était la phase dangereuse que seule ma mère devait effectuer. La porte de la cuisinière baissée laissait voir le lieu sombre du sacrifice où règne cette chaleur purificatrice nécessaire pour que se produise l’alchimie qui apporte de nouvelles odeurs, de nouvelles formes et de nouvelles couleurs. Le supplice de la pâte crue devait généralement durer une quinzaine de minutes pour que le moule sorti du four et posé devant nos yeux dévoile un biscuit souple, malléable, blond- doré, croustillant sur le dessus, enrobé d’odeurs de sucres caramélisés, de froment, et de beurre vanillé. La structure de la bûche refroidissait tranquillement et n’attendait plus que d’être roulée après avoir été enduite de la sacro-sainte crème mokka. Alors arrivait le moment que nous considérions comme le clou de la journée, celui de la confection de l’âme de la bûche. Une grosse motte de beurre avait été mise à une température propice au malaxage. Un grand saladier était nécessaire pour accueillir l’extrait de café, le sucre vanillé et la motte de beurre. L’ensemble rassemblé, les deux mains expertes se mettaient à pétrir, presser, retourner, claquer la matière qui, pressée, giclait entre ses doigts. L’opération paraissait longue et l’énergie déployée faisait que la consistance de la crème devenait de plus en plus moelleuse et onctueuse. Un chef d’œuvre se réalisait devant nous. L’œil en coulisse, nous surveillions les moments d’inattention de ma mère, moments propices au chapardage de quelques noisettes de ce merveilleux mélange.
Nos petits méfaits laissaient des traces de doigts dans la crème au mokka relativement ferme. Cela nous trahissait à tous les coups, provoquant chez ma mère de la contestation plus que de l’irritation dans la mesure où elle craignait toujours manquer de matière pour recouvrir parfaitement la structure de la bûche. A chaque réprimande nous prenions ma sœur et moi un air navré tout en sachant qu’à la prochaine occasion nous recommencerions. Venait ensuite le nappage évidemment effectué par ma mère qui se doutait bien qu’en nous confiant cette tâche, l’avenir de la bûche aurait été sérieusement compromis. Finalement, notre mère roulait délicatement l’ensemble afin de donner la forme définitive, alors et seulement alors elle nous abandonnait les reliquats de crème qui maculaient encore le saladier. Inéluctablement, les chamailleries commençaient, puis s’arrêtaient aussitôt le récipient parfaitement nettoyé. Nous réalisions ensuite ma sœur et moi le décor du fameux dessert. D’abord avec une espèce de peigne réservé à cet effet qui nous servait à creuser des sillons et à réaliser ainsi une imitation d’écorce d’arbre puis avec de véritables petites branches de houx garnies de leurs baies de couleur rouge rutilant récoltées quelques jours auparavant. Là encore on pouvait voir ça et là sur le gâteau quelques traces de doigts qui avaient concrétisé nos tentations. Le jour du réveillon venu nous ajoutions au dernier moment quatre ou cinq bougies dont la lumière des flammes mettait en relief les sillons sculptés de la bûche lui donnant un air plus réel. L’air de Noël embaumait dans notre demeure deux ou trois jours avant le moment sacré. Nous nous faisions alors stoïciens, supportant allègrement toutes les longueurs de temps qui, à notre âge, étaient source de langueur ou d’ennui. L’après-midi précédant le réveillon, la table était dressée, une table riche d’étincelles, d’étoiles et de gaité. Le sapin brillait de tous les éclats des boules de verre ciselées multicolores, de ses guirlandes argentées ou dorées. La grosse pendule bedonnante, véritable matriarche du lieu, semblait se faire discrète pour mieux nous faire entendre ses prochains douze coups de minuit. Il faut dire qu’à cette époque où les traditions avaient encore un sens, rien ne s’accomplissait avant minuit hormis les préparatifs bien entendu. L’arrivée des cadeaux se faisait subrepticement pendant la messe de minuit, messe à laquelle nous étions tenus d’assister. L’émerveillement était là, au retour à la maison. L’émerveillement se voyait dans les larmes de mon père qui savourait la chaleur de notre petite communauté après des années de frustration dans les camps de prisonnier. La savourait-il d’autant plus qu’il pressentait un avenir agité ?
Tout cela était dans notre esprit, tout cela nous faisait patienter, tout cela nous donnait cette sagesse éphémère qui ne se matérialise pleinement qu’en cette période de l’année où les pires vinaigres se distillent en merveilleux hydromels.
De nombreuses années ont passé et j’ai toujours en cette époque de l’année la vision de la confection de la bûche de Noël par notre mère. Aussi quand cette pâtisserie se présente à moi, dans une vitrine ou au cours d’un repas de Noël, j’y surprends dans un premier temps comme le reflet d’une présence, celle de ma mère, suivi par le sentiment plus vif de son absence. Je revois nettement les deux mains blanchies de farine, énergiques et dextres, mais seules ces deux mains s’agitent, l’invisible les prolonge et ma pensée court vers une jeunesse que j’ai consumée et dont les cendres sont soufflées à jamais dans ce temps qui se perd bien au-delà des univers. Je serais bien hypocrite si je disais que ces pensées confisquent mon enthousiasme pour les réveillons, au contraire elles doublent tous les instants dans lesquels j’arrive à me perdre et à me heurter à l’inexistant. Je crois que les moments d’intense bonheur se bâtissent souvent sur les ruines du passé. Aussi, nous perpétuons ma sœur et moi la tradition de Noël, elle avec la confection d’un sapin que seule une âme sensible et pieuse est capable de réaliser, moi par mes encouragements à poursuivre les efforts qui deviendront aussi plus tard, les ruines sur lesquelles seront bâties les nouveaux moments magiques d’intense bonheur de nos enfants.
DS